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18 août 2018 6 18 /08 /août /2018 12:26

 

Comme nous le constatons tous, le niveau du cinéma français vient de toucher le fond. le coeur ne me dit pas trop de vous ennuyer avec mes plaintes répétées. Alors je vous livre les premiers pages de mon livre à paraître chez Gallimard dans les toutes prochaines années ou bien chez un autre éditeur plus impatient. Ça change, mais pas vraiment vous le savez mes films ressemblent à mes livres, mes livres qui sont les décalcomanies de mes films. Et puis c'est l'été on peut prendre le temps de lire un peu. Par soucis de faire simple voilà les premières pages. Le livre en a 200. François Barat

 

 

 

 

L'imitation du clown

 

 

 

 

 

 

 

Lorsque j’ai commencé à faire des films, j’ai pensé que j’allais vaincre la souffrance de l’écriture pour découvrir un monde à la mesure de mes incertitudes, de mes incapacités et de mes désirs. J’ai cru que je saurais exprimer les sentiments et donner une forme à ce que je voulais communiquer, une forme aux émotions qui allaient m’étreindre. Et pourtant, j’ai continué d’écrire. Autant l’écriture vit avec moi, autant le cinéma paraît éloigné, inconnu, énigmatique ; il m’enveloppe, m’envahit, sa seule pensée me comble et me trouble.

Dans la vieille maison du quartier parisien où j’habite avec mes parents, mes frères et ma sœur, quelqu’un annonce qu’on va aller au cinéma. Il faut tout un tas de raisons pour que cette petite phrase soit prononcée. C’est souvent le moment où les choses arrivent au bout des choses, comme si « aller au cinéma » préfigurait la fin d’un chapitre. Le moment où l’on tourne la page. Après le cinéma ce sera une autre vie. Oui, la décision d’aller voir un film est entourée de cérémonie et de transgression. On se frotte à un monde qui n’est pas tout à fait le nôtre. Dans mon milieu, voir des films appartient au monde de la paresse. Non seulement du superflu mais surtout un monde pour lequel un travailleur  honnête n’aura que de la méfiance.

 Il faut partir de ce point-là, celui du déclassement. Il faut dire que le cinéma appartient non pas aux classes dominantes, mais à tous. Nous revenons de ce spectacle remplis de déception. Ou remplis d’images dont on sait qu’elles ne traduisent pas la réalité. La maison est plongée dans une obscurité triste. Je dis : Je veux faire des films. Je veux faire des films. Qu’ils soient longs ou courts, l’intérêt de la chose, c’est de faire des films.

Le cinéma vient de la rue. Et ces rues de notre petite vie, de la vie primitive organisent un parc mystérieux. Les rues originelles sont celles de ce territoire de Paris qui forme un carré. Un carré ou plutôt un triangle. En haut, un boulevard qui va de Barbès à la place de Clichy ; en bas ou presque, la place Saint-Georges et une ligne droite qui va jusqu’à la gare Saint-Lazare ; et des artères qui coupent le triangle par de grandes coulées : la rue Blanche, la rue Pigalle, la rue de Clichy, la rue d’Amsterdam. Et tout autour, les frontières, les confins, les marches, les pays, l’étranger.

Les cinémas sont nombreux dans cette zone urbaine. De grandes façades illuminées, des petits couloirs, d’anciens dancings, des vieux théâtres, des cabarets. Déjà tout un décor en devanture venant rajouter au carnaval du film. La géométrie primale délimite un espace intérieur qui a des effets sur l’imaginaire, le cinéma s’empare de cette géométrie des premiers temps de la vie pour forger une image de base, une conception générale qui concerne l’état d’esprit dans lequel va progresser le désir du film. Le quartier s’organise comme un parc d’attractions en pleine ville, ville ouverte bien sûr, organisée par des codes obscurs, cachés, pour aller et venir de passages en passages, de corridors en corridors, de longs couloirs blêmes en longs couloirs blêmes qui font très peur comme celui de l’immeuble d’André Breton, ou le porche de Monsieur Belline, célèbre voyant, l’un en face de l’autre. Du côté de Monsieur Breton, le couloir ne semble partir vers aucune destination si ce n’est celle de l’oubli, du territoire perdu dans un rêve couleur blafarde. Le couloir baigne dans une lumière de miroir usagé, une blancheur sale, c’est à cause des verrières qui le couvrent en partie et qui laissent passer la lumière filtrée du jour parisien. Ce jour parisien avec lequel il faut vivre au jour le jour. Ciel invisible, pays invisible, rues et avenues et boulevards surtout, boulevards. Esplanade. Là, on marche en toute liberté. Aller au cinéma sur les boulevards et c’est la joie, la sensation d’être libre. Aux heures où tous travaillent, va au cinéma ! C’est pour ça, ce sentiment curieux d’être pris en faute lorsqu’on entre dans une salle de cinéma à des heures, disons, inhabituelles  pour voir un spectacle ? On sait que les théâtres de l’après-midi sont ceux du sexe, du strip-tease et autre parade. On le sait tout enfant qu’on est. Oui, on le sait sans savoir. On comprend que le cinéma permanent est une manière d’attirer le passant abandonné à son sort, le chômeur, le rebelle, le banni, le sans famille. Le cinéma permanent, c’est comme la révolution du même nom. Qui se souvient des cinéacs, ces petits cinémas où se déroulent en continu les actualités cinématographiques Pathé ou Gaumont, entrecoupées de burlesques américains ? Surtout celui de Saint-Lazare, sous les escaliers de la gare. Je crois que j’aime les Evangiles et particulièrement le miracle de Lazare, (mais aussi Marthe et sa sœur) à cause de ces cinémas  de fortune ou l’on voit des actus toute la journée. On croit que le cinéma appartient aux jeux interdits aux enfants. On ne pense pas au mot interdit, on sait seulement que c’est un autre monde, pas celui des enfants, ni même des adolescents. On s’étonne alors de vivre dans ces rues au milieu de cette activité curieuse, illégale. Jamais mes parents ne m’ont mis en garde, ils m’ont laissé libre d’aller et de venir sans me prévenir de quoi que ce soit. Pour eux aussi, tout ça paraît naturel, les filles, les boîtes de nuit, les néons, les photos dans les vitrines. On s’habitue, mais surtout on trouve les autres quartiers de Paris très ennuyeux, des sans vie, des pas de quartier. Le mien de quartier, je le ressens comme une fête foraine dans laquelle on déambule, à toutes les heures des vingt-quatre heures. Le voilà donc mon pays, ce réseau de rues qu’on dit chaudes. Il y a des baraques à frites, des hot-dogs extrêmes, des glaciers de rêves avec télés pour les matchs le dimanche, le premier restaurant à restauration rapide : le Wimpy. Et puis, en face du Wimpy, place Blanche, le premier Monoprix, c’est la terre promise ! Faut le dire. Ce sera toujours un obstacle glorieux, cette ville, cette  ville grandiose. On va vers le Gaumont Palace, on va vers l'histoire elle aussi grandiose. Je me souviens de l’immense écran, le plus grand d’Europe ! Je me souviens des pieds de l’homme Dieu, de l’eau qu’il tend dans un gobelet (sans qu’on le voie) à Charlton Heston, visage grillé par le soleil et dont les yeux bleus si bleus, si incroyablement bleus sous le maquillage, m’apprendront à tout jamais la force du hors-champ. Et puis il y eut les grottes des lépreux. Je ne peux plus les oublier. Je vais mourir avec l’image de cette vallée de la maladie qui deviendra la vallée du miracle, et le miracle c'est le cinéma. Le cinéma c’est parfois grandiose comme  ce Ben- Hur. Aujourd’hui encore, je marche vers l’immense salle de cinéma, celle où sans doute l’éternité nous rejoindra, où nous serons pour toujours dans le recueillement d'un spectacle permanent. Cette salle splendide donnait à notre déplacement une allure de richesse, de fête de luxe quelle que soit la place que nous occupions : orchestre, mezzanine, balcon premier ou deuxième, magnifique lieu à la grande fresque sur le mur représentant Charlie Chaplin. Où est-elle cette image si imposante ? Qui a récupéré Charlot cubiste ? Vous comprenez pourquoi beaucoup de ces chères salles de l’oubli du malheur s’appellent Eden. Pourquoi je suis dans la compassion de moi-même. Ben-Hur, bien sûr aujourd’hui, nous nous souvenons de ces images comme je me souviens de ce beau livre d’images que j’aimerais tant retrouver  : il s’appelait Bleu et racontait l’histoire d’une jeune fille pauvre qui, vivant dans la ville basse, allait faire des travaux de couture dans la ville haute jusqu'à ce que tout le petit monde de la jeune fille soit emporté dans le ciel, dans le bleu du ciel ! Je crois que c’est un conte russe, avec un lapin jongleur.

Nous sommes alors des esclaves modernes, nous entrons dans la dépendance, notre jugement est altéré. À quel moment s’opère la confusion entre la vie et la vie cinématographique ? J’ai vu mon premier film. Je suis monté par la rue Lepic, là où ma mère chaque jour consciencieusement va faire son marché, ses commissions (on disait « aller faire les commissions »). Boutiques fermées, charrettes recouvertes de toile cirée. 

Je suis un spectateur global.

Je marche vers le haut de la rue ; c’est une rue pentue, je la connais, je vais avec maman par ce chemin vers le Sacré-Cœur de Montmartre. Et puis encore et encore. Un jour, on va voir mon frère peindre les rues du vieux quartier, Le Lapin agile, les coins de rues qui vont vers la place du Tertre. Le tertre, c’est- à- dire le haut lieu, comme le haut mal. Enfin, ce sont des endroits que je parcours avec ma mère. Ainsi je suis en sécurité, j’ai quoi,  treize ou quatorze ans ?

Le cinéma porte toujours le même nom : Studio 28. Je vois un film qui m’étripe, qui m’écorche comme le lapin suspendu aux portes des granges des fermes du Vexin, un film qui m’engouffre dans le soleil noir de ma mélancolie déjà active : La nuit des forains. Plus tard, Worth dira que cela avait été le moment, le déclic, l’instant, la descente du Saint-Esprit, c’est comme ça que ça se passe, il descend soudainement sur vous, à l’improviste.

À cette époque, nous n’avions pas vraiment connaissance de ce que c’était le cinéma. On ne savait rien de rien. C’était une autre planète, des autres gens qui ne vivaient pas comme nous et qui faisaient ce spectacle, ils vivaient, on ne sait où, et d’une manière que la morale en général réprouvait. Il y avait des petites fiches à l’église, près de la sacristie, qui donnaient l’avis de l’Eglise sur les spectacles cinématographiques, des fiches de couleurs rose pour les films destinés à toute la famille, et d’autres couleurs pour ceux réservés aux adultes et pour les films interdits. D’une certaine manière, on pourrait dire que c’était une façon de nous informer de la vie du cinéma. Mais rien pour savoir au juste ce que c’était que le cinéma. Rien au sujet de sa fabrication, rien sur les studios, rien sur les acteurs rien sur la technique, rien sur le montage, rien rien rien. On comprend mieux l’extrême fascination ressentie devant les films américains, devant la reconstitution en général. Rien pour comparer, rien pour se faire une opinion, rien que notre sensibilité et la grâce.

Nous avons vu dans le quartier tous les films de la cinémathèque sans savoir que les réalisateurs seraient les vedettes de la future cinéphilie, d’ailleurs nous ne pensions pas qu’il y eût des réalisateurs, on pensait que tout cela se faisait tout seul, d’une certaine manière nous ne nous interrogions pas sur la fabrication des films, nous les prenions au premier degré comme un paysage naturel. Et ce film-là de Bergman que je ne connaissais pas, cette Nuit des forains, ouvrit la porte de la compréhension de la fabrication. À quoi cela tient-il ? A ce que je voyais pour la première fois la mise en scène. Et pourquoi voyais-je dans ce film la mise en scène ? Parce que tout à coup je  voyais le cinéma, ou plutôt je décryptais le cinéma, il entrait en moi à la manière d’un musicien dont l’oreille devient absolue et de la même manière dont tous les sons se détachent, là, tous les plans se détachaient dans mon esprit, je pouvais m’en souvenir, je pouvais les décrire autrement que par des constatations psychologiques, je pouvais analyser le film par le temps et par l’espace. Le temps et l’espace m’étaient révélés.

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commentaires

M
Merci François, j'attends de lire la suite avec impatience, je me retrouve si bien dans ce quartier pas comme les autres que tu décris avec tendresse et où nous avons grandi. C'est vrai que nous n'étions pas mis en garde par nos parents de ce que nous pouvions voir. Je crois que ma tolérance pour ce qui parait étrange à beaucoup au quotidien me vient de ces rues habitées par les filles, les rabatteurs dans les salles, les travestis aux voix graves et au maquillage provocants, les néons multicolores qui me rassurent toujours aujourd'hui et comme ils illuminaient mes nuits souvent inquiètes. Ce quartier extraordinaire d'humanité est notre terre natale. Et puis nous le savons bien, notre père ne pouvait pas habiter ailleurs, ancrage vital dans un premier amour interdit.
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