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5 octobre 2023 4 05 /10 /octobre /2023 12:11

Quelques mots encore

 

À Annie Cohen

 

 

 

 

Nous ne nous nous sommes promis qu’une tombe, en commun, seulement un lieu où déposer l’un après l’autre nos corps. Déjà le cinéma est un cimetière. Est-il moins beau ou plus beau que celui que nous choisirons. Nous deviendrons deux gisants, comme ceux, si beaux, de la grande salle de l’abbaye de Fontevraud. Je pense à nous à Chinon, bientôt à Saint Denis où nous allons aller par la ligne de métro numéro 13. Nous sommes des rois. Nous appartenons à la terre des rois, des reines. Nous sommes des pauvres.

Nous n’avons pas connu le divertissement, mais la joie irraisonnée de s’être choisis pour inscrire sur un mur invisible nos rêves, nos désirs, notre espérance, notre enthousiasme de vie. Nous avons médité sans le savoir, une méditation improvisée, celle qui ouvre la porte rayonnante de l’immortalité, de la divinité. Divinité venue du fond de la Poterne des Peupliers quelque part dans la périphérie parisienne, endroit circulaire, lieu enveloppant et entêtant où tu allais guetter des heures entières l’éventuelle nécessité de devenir folle.

J’écris pour toi dans le silence de l’orage du mois d’Août, de ce mois toujours impossible à vivre, qu’il nous faudrait retrancher de notre calendrier et qui sera retranché justement dans notre devenir immortel, notre éternité ainsi retrouvée où les calendriers aplatis ne viendront plus troubler la fragilité de notre existence.

Une espèce d’obscurité envahit la France, les plaies d’Egypte sont revenues. Les cinéastes d’Europe meurent et nous laissent dans notre désarroi, face aux puissances du spectacle qui réclament toujours plus d’esclaves, mais ces esclaves sont arrogants, ils sont solidaires de leurs maîtres, ils veulent avec eux nous enchaîner, nous entraver.

Quelques écrivains s’enhardissent à lutter contre le système avilissant du libéralisme culturel, deux ou trois livres plus ou moins récents tentent de nous entraîner vers la révolution, la rébellion : « Zagdanski écrit : « La mort dans l’œil », Peter Watkins a écrit « Media crisis » et Pascal Mérigeau : « Cinéma : autopsie d’un meurtre ». Lisons ces livres, comprenons que va se jouer une guerre redoutable contre les producteurs de spectacle et les auteurs d’un free cinéma qui va éclater grâce aux outils nouveaux de filmage.

Nous changerons les habitudes du regard.

Nous filmerons l’infilmable, nous laisserons des œuvres lentes, minimales, simples, sans histoires obligatoires, sans fictions fictionnées, nous allons devoir nous battre pour forcer les diffuseurs à diffuser et non pas à vomir leurs tristes productions. Nous ne demanderons pas au peuple de nous soutenir, nous filmerons contre le peuple, comme nous aurons filmé avec lui dans les luttes exemplaires qui suivirent Mai 68, le sublime mai 68, qui nous clive de ceux qui ne voient en lui que désordre, anarchie et luxure. Nous voulons créer des films du désordre, de l’anarchie et de la luxure, nous voulons nous affranchir des lois des codes des obligations qui tuent, qui étouffent, qui enterrent le cinéma, le free cinéma, le cinéma de la liberté, le cinéma qui rejoindra les arts de l’écriture, de la peinture, de la musique contemporaine, on dit savante, je crois aujourd’hui, drôle d’idée d’appeler les avant gardes  savantes !

Le cinéma dégrade l’écriture du film écrit sur le papier, il faut alors ne rien poser sur le papier, ne plus écrire de scénarios, improviser, improviser encore. Prévoir le moins possible, prévoir le strict minimum.

D’une manière discrète j’ai pris des images de toi, depuis ton accident si grave. (J’ai regardé ta photo posée sur la bibliothèque, il était deux heures du matin, j’ai pensé devant cette photo prise par un photographe de Gallimard, que ce serait cette image-là, la dernière, je l’ai regardée dans un calme hébété, avec un sentiment de l’irrémédiable si fort – on m’avait dit à l’hôpital que je ne devais pas m’attendre à … Cette photo où tu es si vivante, si toi, si belle, un peu posée, déjà lointaine, déjà dans l’histoire de ton histoire, c’était la frontière de la vie.) Depuis je t’ai beaucoup filmée avec les mini caméras aussi brillantes que le 16 millimètre ou aussi valables que le huit, ou le super Huit. C’est direct. Sans intermédiaire. Comme le clavier de cet ordinateur et les mots que notre bref délire pianotent.

 

Nous aurons souffert avec cette affaire de vouloir faire du cinéma. J’ai pensé que ce que je faisais était des brouillons, je regarde l’un de mes films tournés en 1976 (Guerres civiles en France) et j’y vois cette marque curieuse de l’inabouti pour l’inabouti, devoir finir, devoir aboutir serait un complexe de mort, mais au contraire ne pas terminer, recoudre sans cesse, recommencer le matin défaire le soir. Ne pas mettre en forme, avoir résisté presque toute une vie pour ne pas mettre en ordre pour demeurer dans un refus d’organiser l’espace, de plier devant la chronologie, de s’allonger devant le leurre. Contrarier toujours l’effet de réel du cinéma, pour le dégager de cette lourde mascarade de vouloir faire croire au fantôme de la vie.

Dans Tag le film que j’ai tourné à Genève, on distingue de toi quelques images dans le noir, à l’infra rouge, dans ton sommeil, et puis on bouge un peu dans l’appartement, on remarque des outils qui te permettent de peindre à l’encre de Chine ton œuvre au noir et puis on passe. On revient à ma marche sans but sur les bords du lac. Le texte qui accompagne le film s’adresse à toi qui est restée seule à Paris, peut-être l’une des toutes premières fois depuis l’accident cérébral. Je te parle au téléphone. Je te décris ce que je tourne, j’enregistre  le son et tu verras plus tard les images. Nous sommes en Juillet 2000.

Je me demande si je regrette de ne pas avoir des images de toi plus jeune, lorsqu’on s’est connu par exemple. J’ai fait restaurer un film que tu as tourné avec des camarades durant les grèves de Thionville en 1973. On ne te voit pas ou presque pas. Tu poses les questions aux filles des ateliers, ce sont les filles qui sont en grève ou qui viennent de l’être. Ce sont elles   qu’on voit et qu’on entend, et puis vers la fin du film, on te voit, on te surprend, tu es dans le cadre avec ces jeunes femmes, ces travailleuses aux discours émouvants et terribles quant à leur conditions d’existence, à leur reprise du travail, à leur désespoir et toi, tu es présente dans ta jeunesse, dans ta révolte dans ton engagement. Je crois que tu ne songes pas encore tout à fait à écrire mais le moment approche, ce moment-là que je vais connaître quelques mois  plus tard, celui des premiers vrais mots assemblés les uns aux autres pour former un court récit inaugural dans lequel tu jettes tout comme le sont ces textes magiques de la jeunesse qui ressemblent plus à un bouillon de sorcière qu’à un chant d’église. A cette époque je gaspillais ma vie dans la production de films improbables comme celui que j’évoquais en le qualifiant de brouillon.

Les filmographies se transformeront. Peu à peu nous oublierons le comment du pourquoi de ce premier siècle du cinéma. Les œuvres se feront autrement, se verront autrement. Tu te souviens de notre voyage à Lille. On projette un film que j’ai fait seul et dont je suis le sujet. Moi et l’appartement que j’habite rue de Rivoli, un petit appartement dont les fenêtres ouvrent sur des murs, toutes les fenêtres, celle du salon du bureau de la chambre. Chaque pièce à une cheminée qui marche et l’hiver il y a trois foyers qui éclairent et réchauffent cet endroit presque enfoui telle une caverne au cœur de ce quartier, à deux pas de la Seine. Tu te souviens de la projection, tu as crié à la fin du film. Tu as crié quelque chose au sujet du film ou de la manière de faire des films, comme si tu avais vu un événement qui ne se voyait pas. Le film s’appelle « Une voix encore ». Il a le titre, à quelque chose près de ce texte.

 

C’est compliqué de conserver les films. Je ne sais pas si les miens existent encore. Il est possible qu’ils se détériorent jour après jour comme une œuvre éphémère. Le contraire du pourquoi du cinéma. C’est la chose la plus difficile à faire au cinéma, que ce soit une œuvre éphémère. C’est une bonne piste pour faire des nouveaux films. Les livres ont un peu plus de chance de rejoindre les creux des gisants que nous serons. Les sarcophages supportent mieux l’écriture que les projections cinématographiques.

 

Les films sont gravés maintenant sur des tout petits disques. On peut mettre un long-métrage dans sa poche. Ce sont des films de poche. C’était inimaginable, « La comtesse aux pieds nus » calée au fond d’une poche d’une veste quelconque.

 

Il se fabrique un film sur ton travail depuis l’année 1999, dans quelques jours avec quelques mots encore, tu vas terminer les entretiens de ce film qui pourra alors lui aussi se terminer. Quelques images, des mots, des lectures, la trace vivante de ton corps de ta voix. Le cinéma est une tombe, joyeuse ou triste, ambitieuse ou discrète, vivante ou insignifiante. Une part d’éternité se joue avec ce support artistique inventé par le diable avec l’aide des frères Lumière. On  dit pour terminer une prise de vue cinématographique : « coupez », on ne dit pas Lumière ! Le cinéma jaillit toujours de la nuit noire.

 

 

François Barat, 7 Août 2007.  

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